CHAPITRE QUATRE
L’après-midi du même jour, dame Diota Hammet se présenta sur le tard dans une maison proche de l’église Saint-Chad et demanda timidement à parler au seigneur Ralph Giffard. Le domestique qui lui ouvrit la porte la regarda des pieds à la tête, hésitant car il ne l’avait jamais vue.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, madame ? Qui vous envoie ?
— Je dois lui donner cette lettre, dit humblement Diota, sortant un petit rouleau fermé d’un sceau. Et attendre la réponse, si tel est le bon plaisir de monseigneur.
Il n’arrivait pas à décider s’il allait la lui prendre des mains. La missive se présentait sous la forme d’un petit morceau de parchemin de forme irrégulière ; rien d’étonnant, puisqu’il s’agissait du reste d’un feuillet découpé, deux jours plus tôt, par frère Anselme qui voulait y noter un morceau de musique. Mais le sceau montrait que c’était peut-être important, même si le rouleau paraissait insignifiant. Le domestique ne savait toujours pas sur quel pied danser quand une jeune fille apparut sur le porche derrière lui et, voyant une femme inconnue mais manifestement respectable, s’attarda pour s’informer. Elle accepta le manuscrit sans se faire prier et reconnut le sceau. Elle sursauta et, levant les yeux, dévisagea attentivement Diota à qui elle rendit le message d’un geste brusque.
— Venez, vous le remettrez en main propre. Je vais vous conduire auprès de mon beau-père.
Le maître de céans était assis près d’un bon feu dans un petit cabinet privé, du vin à portée de la main et un lévrier d’Ecosse couché en rond à ses pieds. Il était grand, solide, barbu, le teint coloré, il se déplumait légèrement. Vêtu de façon très pimpante, il commençait tout juste à prendre un peu de ventre après une vie rien moins que sédentaire. Il ressemblait exactement à ce qu’il était, c’est-à-dire un homme possédant deux ou trois manoirs à la campagne et cette maison en ville, où il préférait passer Noël confortablement. Il regarda Diota, ne comprenant manifestement pas qui elle pouvait bien être quand la jeune fille la lui présenta, mais un simple coup d’œil au sceau qui fermait le pli éclaira sa lanterne. Il ne posa aucune question, mais envoya la demoiselle chercher son clerc. Il écouta très attentivement pendant qu’on lui lisait le contenu d’une voix dont la faiblesse indiquait que le secrétaire savait à quel point le contenu était explosif. Quand il eut fini sa lecture, l’homme, petit, ridé comme une vieille pomme (il avait blanchi sous le harnois au service de Giffard et était absolument digne de confiance), observa le visage de son maître, l’air inquiet.
— Surtout n’envoyez rien par écrit, seigneur ! Si vous tenez à rendre réponse, chargez un messager de la transmettre oralement. Les paroles s’envolent, les écrits restent ; écrire une lettre serait de la folie pure.
Ralph demeura assis un bon moment à réfléchir en silence, regardant la dame qu’on lui avait envoyée et qui semblait plutôt mal à l’aise.
— Informez votre maître que j’ai bien reçu et compris son message, murmura-t-il enfin.
— Rien d’autre, monseigneur ? se risqua-t-elle à demander après de longues hésitations.
— Non, c’est tout ! Moins on en dira et mieux on se portera lui et moi.
La jeune fille, qui était restée à l’écart sans perdre un seul mot, suivit Diota jusque dans l’ombre du porche quand les portes se refermèrent derrière elles.
— Madame, glissa-t-elle doucement à l’oreille de Diota, l’homme qui vous a envoyée, où peut-on le trouver ?
Au bref silence et à l’expression méfiante qui se peignit sur son visage, elle comprit les craintes de la femme et d’une voix basse, véhémente, impatiente, elle se hâta de la rassurer.
— Dieu m’est témoin que je ne lui veux aucun mal ! Mon père était dans le même camp, n’avez-vous pas remarqué que j’ai tout de suite reconnu le sceau ? Vous pouvez avoir confiance en moi, je n’en soufflerai mot à personne, ni à lui non plus ; je veux simplement savoir comment le reconnaître, et où le trouver en cas de besoin.
— A l’abbaye, répondit Diota, décidant de lui faire confiance. Il travaille au jardin, sous le nom de Benoît, avec le frère herboriste.
— Ah oui, frère Cadfael, je le connais ! s’écria la jeune fille avec un soupir de satisfaction. Il m’a soignée jadis pour une mauvaise fièvre quand j’avais dix ans, et il est venu s’occuper de ma mère lors de la maladie qui l’a emportée il y aura trois ans à Noël. Bon, je sais où se situe son herbarium. Partez vite maintenant !
Elle regarda Diota s’éloigner sans tarder et quitter la petite cour, puis elle referma la porte et retourna dans le cabinet où Giffard était toujours assis, plongé dans ses pensées, les sourcils froncés, la mine sombre.
— Vous comptez aller à ce rendez-vous ? Il avait toujours la lettre à la main. Une fois déjà, impulsivement, il s’était dirigé vers le feu où il avait failli la jeter, s’en débarrassant ainsi une bonne fois, mais il était revenu à son fauteuil où il l’avait soigneusement roulée et dissimulée sous sa cotte. Elle y vit un signe favorable pour l’expéditeur, ce qui lui fit plaisir. Elle ne fut nullement surprise qu’il ne lui réponde pas directement. L’affaire était sérieuse et il fallait éviter toute précipitation. De toute manière, il ne prêtait jamais beaucoup d’attention à sa belle-fille, que ce fût pour se confier à elle ou surveiller ses faits et gestes, son indulgence étant plutôt le reflet d’une indifférence tolérante que d’une véritable affection.
— Tu n’en parles à personne, ordonna-t-il. Qu’est-ce que j’ai à gagner en y allant ? Rien ; au contraire. Ta famille et la mienne n’ont-elle pas assez pâti de notre loyauté envers ce parti ? Et si jamais il était suivi jusqu’au moulin ?
— En quel honneur ? Personne ne le soupçonne de quoi que ce soit. Pour l’abbaye, il travaille au jardin et il s’appelle Benoît. On répond de lui le soir de Noël. Personne ne traînera dehors cette nuit-là, sauf ceux qui seront déjà à l’église. Il n’y a aucun risque. Le moment a été parfaitement choisi. Et puis il a besoin d’aide.
— Bon... lâcha Ralph, irrésolu, pianotant sur le petit cylindre à l’abri sous sa cotte. On a encore deux jours devant nous. On va ouvrir l’œil et attendre que le moment soit venu.
Benoît balayait ce qu’il avait taillé de la haie tout en sifflant, joyeux comme un pinson, quand il entendit un pas léger et vif résonner sur les cailloux du sentier derrière lui, venant de la grande cour. Petite, menue, apparemment sûre d’elle, la jeune fille se tenait très droite. La brume légère d’une journée calme et l’approche insidieuse du soir conféraient une douceur un peu floue aux contours de sa silhouette emmitouflée. C’est seulement quand elle fut à deux pas de lui et qu’il se fut respectueusement écarté pour lui laisser le passage qu’il vit nettement son visage jeune, tout rose à l’ombre de la capuche, un visage lisse dont la peau rappelait les fleurs du pommier, avec un menton énergique, une bouche pleine et ferme aux lignes généreuses, pareille à une rose à demi ouverte. Puis le peu de lumière qui restait se concentra dans ses yeux bien écartés d’un bleu de jacinthe, à la fois doux et brillants, et il ne vit plus rien d’autre. Et, bien qu’il se fût déplacé pour lui céder la place et qu’il se fût incliné devant elle comme n’importe quel serviteur, elle ne continua pas son chemin, mais s’arrêta et l’examina de près avec le regard candide, innocent, impavide d’un chat. Et c’est vrai qu’il y avait quelque chose de félin dans tout son visage, qui était plus large au niveau du front et des yeux que long du front au menton ; cette figure penchée, triangulaire, impérieuse, était bien celle d’un chaton qui inspecte le monde sans avoir jamais connu la peur. Elle le contempla des pieds à la tête, gravement, en prenant tout son temps, et il y aurait peut-être eu de l’insolence dans cet examen si elle n’avait laissé supposer une intention bien précise. Mais Benoît renonçait à imaginer ce que pouvait bien lui trouver d’intéressant une jeune aristocrate de la campagne ou la fille d’un riche marchand de la ville.
Une fois qu’elle sembla avoir trouvé la réponse à la question qui lui trottait en tête et que Benoît était incapable de deviner, elle lui demanda d’une voix claire et ferme si c’était lui le nouvel assistant de frère Cadfael.
— Oui, madame, souffla timidement l’aide-jardinier d’occasion, en remuant les pieds et en s’arrangeant pour rougir, ce qui ne fut pas du plus heureux effet sur ses traits ordinairement confiants et joyeux.
Elle regarda la haie élaguée, les parterres débarrassés de leurs mauvaises herbes où l’on avait mis de l’engrais puis reporta les yeux vers lui ; pendant un instant miraculeux il crut la voir sourire, mais le temps d’un battement de paupières, elle était redevenue sérieuse.
— Je suis venue demander des herbes à frère Cadfael pour mes hachis. Savez-vous où je peux le trouver ?
— II est dans son atelier, là-bas, lui indiqua Benoît, si vous voulez vous donner la peine de suivre l’allée qui vous conduira au jardin clos.
— Je me rappelle le chemin, murmura-t-elle, et, inclinant gracieusement la tête, comme un noble saluant un manant, elle passa vivement la porte du mur qui fermait l’herbarium.
L’heure de vêpres allait bientôt sonner : Benoît aurait très bien pu laisser là son travail et aller se préparer, mais il continua à balayer, alors que c’était inutile, rassemblant les branches coupées en un tas d’une netteté impeccable, l’éparpillant un peu avant de le reformer de nouveau, de façon à pouvoir encore contempler la visiteuse de près quand elle reviendrait d’un pas vif, avec un bouquet d’herbes sèches enveloppé pas trop serré dans un chiffon qu’elle tiendrait précautionneusement à la main. Cette fois elle passa sans lui accorder un regard, mais il eut le sentiment que ces grands yeux bien écartés d’un bleu surprenant n’avaient rien laissé échapper le concernant. La capuche avait légèrement glissé sur sa tête, laissant voir une tresse de cheveux à l’indéfinissable couleur printanière, comme les jeunes crosses de fougère quand elles commencent à se déplier, d’une teinte châtain clair avec dans l’ombre une nuance verte. A moins que cette chevelure ne rappelât des jeunes noisettes ! Des yeux noisette, ça n’a rien d’exceptionnel, mais combien de femmes peuvent se vanter d’avoir des cheveux noisette ?
Elle était partie, le bord de son manteau virevoltant au coin de la haie de buis, avant de disparaître. Aussitôt, Benoît abandonna son balai, laissa en plan son tas de branches coupées et alla sonder frère Cadfael.
— Qui était cette dame ? demanda-t-il de but en blanc.
— Tu crois que c’est une question pour un postulant comme toi ? répliqua tranquillement Cadfael, qui continua à nettoyer et à ranger son pilon et son mortier.
Benoît eut un rire ironique et interposa sa silhouette robuste pour fixer Cadfael dans les yeux, sans chercher à feindre la moindre attirance pour le célibat.
— Allez, en tout cas vous la connaissez. Qui est-ce ?
— Elle t’a parlé ? s’étonna Cadfael, intéressé.
— Seulement pour me demander où elle pourrait vous trouver. Oui, elle m’a parlé ! s’écria-t-il, aux anges. Oui, elle s’est arrêtée pour me regarder du haut jusqu’en bas, comme si elle s’était aperçue qu’elle avait besoin d’un page, et qu’elle pourrait trouver pire, à condition de me dégrossir un peu. Je conviendrais comme page pour une dame, Cadfael ?
— Une chose est sûre, rétorqua ce dernier sans se formaliser, ça t’irait infiniment mieux que d’être moine. Mais non, je ne pense pas que servir une dame te convienne non plus.
Il s’abstint d’ajouter : « à moins que vous ne soyez sur un pied d’égalité » mais c’est bien ce à quoi il songeait. A cet instant, le garçon avait cessé de jouer les parents pauvres d’une veuve passablement démunie, ignorant et maladroit par-dessus le marché. Ce n’était pas si surprenant. Au cours de la semaine passée, il ne s’était pas donné beaucoup de mal pour rendre son personnage convaincant au jardin, mais devant les autres il se remettait instantanément dans la peau d’un paysan pas trop dégourdi, surtout en présence du prieur Robert, très protecteur.
— Cadfael...
Câlin, Benoît le prit par les épaules, secouant ses boucles d’un air engageant, tentant manifestement de l’amadouer. Si l’occasion lui en était donnée, il savait qu’il pourrait amener à peu près n’importe qui à lui manger dans la main. Et il ne lui était guère difficile d’éveiller la sympathie de gens plus âgés qui avaient sûrement partagé les mêmes émois.
— Je ne lui parlerai peut-être plus jamais. Cadfael, peut-être même ne la reverrai-je jamais, mais je peux toujours essayer ! Qui est-ce ?
Cadfael, qui ne s’y sentait nullement obligé, jugea plus adroit de capituler.
— Elle s’appelle Sanan Bernières. Son père, qui tenait dans le nord-est du comté un manoir confisqué par la suite, a pris part au siège de la ville – où il a été tué – aux côtés de son suzerain FitzAlan et de l’impératrice. Sa mère a épousé un autre vassal de FitzAlan qui a, lui aussi, laissé pas mal de plumes dans l’affaire. Ils se tiennent les coudes tous autant qu’ils sont, mais ils se montrent très discrets aujourd’hui et évitent d’attirer l’attention sur eux. Giffard passe la majeure partie de l’hiver dans sa maison de Shrewsbury, et, depuis la mort de la mère, c’est sa belle-fille qui préside au haut bout de la table. C’est elle la dame que tu as vue passer.
— Et que j’aurais intérêt à laisser tranquille ? murmura Benoît dont la grimace mélancolique montra qu’il avait bien compris l’avertissement. Elle n’est pas pour moi ?
Puis le sourire éclatant auquel Cadfael commençait à s’habituer réapparut, ce sourire qui lui donnait parfois des inquiétudes pour son protégé, manquant par trop de dissimulation dans ses éclairs de gaieté. Benoît éclata de rire et prit son mentor entre ses bras puissants.
— Vous voulez parier avec moi ?
Sans se donner beaucoup de mal, Cadfael libéra une de ses mains et agrippa son turbulent agresseur par une poignée de ses boucles épaisses.
— En ce qui te concerne, petit écervelé, je ne risquerais même pas un des derniers cheveux qui me restent. Mais attention où tu mets les pieds, tu n’es plus dans la peau du rôle. Il y en a d’autres ici qui ont de bons yeux.
— Je sais, dit Benoît, vertement rabroué et redevenant sérieux. Je serai prudent.
Comment en étaient-ils venus à se comprendre ainsi, dans le secret et sans le dire explicitement ? Cadfael se posa la question en se rendant à vêpres. Ils étaient arrivés à un accord tacite sans prononcer un seul mot exprimant doute ou soupçon, ou sans s’avouer leur confiance réciproque d’une façon claire et nette. Mais leurs relations avaient bel et bien changé et c’était un facteur avec lequel compter.
Hugh s’en était allé vers le sud, en direction de Canterbury, avec une solennité inhabituelle, accompagné d’une escorte importante et vêtu de ses plus beaux habits. Il riait dans sa barbe, mais se refusait à en rabattre d’un iota des honneurs qui lui étaient dus.
— Si je reviens dépossédé de mon titre, déclara-t-il, je serai au moins parti en beauté, et si je reviens shérif confirmé, j’aurai la tenue qui convient.
Après son départ, on aurait dit que Noël était imminent. On se préparait longuement à veiller fort avant dans la nuit et à célébrer comme il convient la Nativité. Le jour précédent, on avait déjà fini les vêpres quand Cadfael trouva un moment pour une brève visite en ville, passer au moins une heure avec Aline et apporter un cadeau à son filleul de deux ans : un petit cheval de bois que Martin Bellecote, le maître charpentier, avait fabriqué à son intention, avec un harnachement aux couleurs gaies et un caparaçon digne d’un chevalier, confectionné à partir de morceaux de feutre, de toile et de cuir, de la propre main de Cadfael.
Une pluie douce, chargée de neige, était tombée plus tôt dans la journée, mais à cette heure de la soirée le temps devenait très froid et on sentait qu’il ne tarderait pas à geler. Le ciel bas, humide, s’était éclairci et avait pris une hauteur considérable ; on croyait entendre éclore des étoiles, petites mais brillantes. Au matin, les routes seraient glissantes, et il y aurait intérêt à regarder où l’on marche si on voulait éviter de se fouler une cheville dans une ornière gelée. Il y avait encore des gens sur la Première Enceinte, dont la plupart à l’heure qu’il était se hâtaient de rentrer chez eux, soit pour attiser le feu et se réchauffer les pieds, soit pour se préparer à passer une longue nuit à l’église. Et tandis que Cadfael passait le pont qui menait à la porte de la ville, au-dessus de la rivière sombre et silencieuse, la lumière était tout juste suffisante pour qu’il pût mettre un nom sur le visage des gens qu’il croisait, qui revenaient les bras chargés de courses qu’ils étaient pressés de rapporter chez eux. Ils échangeaient un mot aimable avec lui car, même si on n’y voyait plus grand-chose, sa silhouette et sa démarche chaloupée étaient connues de tous. Il y avait quelque chose évoquant les grands froids dans ces voix, qui résonnaient claires comme du cristal.
Et voici qu’apparut Ralph Giffard, à pied, éclairé par la lueur des torches brûlant sous la porte de la ville ; il franchit à grandes enjambées le pont menant vers la Première Enceinte. Sans l’éclat oblique des luminaires, il aurait passé inaperçu, mais la clarté rendait toute confusion impossible. C’était bien lui. Où diable pouvait-il bien aller à pareille heure, et hors de la ville par-dessus le marché ? A moins qu’il n’ait tenu à célébrer Noël à l’église Sainte-Croix et non dans sa propre paroisse de Saint-Chad. Certes cela n’avait rien d’extraordinaire, mais si c’était le cas, il ne risquait pas d’être en retard ! Il y avait d’ailleurs bon nombre de notables pour se rendre à l’abbaye, cette nuit.
Cadfael continua son chemin le long de la grande courbe de la Wyle, entre l’obscurité céleste scintillante et les torches rougeoyantes, chaleureuses, réconfortantes de la demeure de Hugh, jouxtant l’église Sainte-Marie, puis, traversant la cour, il arriva à la porte de la grande pièce. A peine avait-il mis un pied à l’intérieur que ce petit diable de Gilles se précipita sur lui, poussant de grands cris, et l’entoura de ses bras à hauteur des cuisses – du fait de sa taille il ne pouvait pas arriver plus haut –, l’immobilisant du même coup. Le moine n’eut pas grand mal à se détacher. Dès que le petit paquet enveloppé d’un linge fut à sa portée, l’enfant tendit joyeusement les bras pour l’attraper et traversa la grande salle au galop pour le déballer en poussant des cris de joie. Mais, ces premiers transports passés, il n’oublia pas de revenir vers son parrain au pas de course, et de grimper sur ses genoux près du feu pour le remercier d’un baiser fervent et humide. Il tenait de Hugh sa confiance en soi, mais il avait également quelque chose de la tendresse instinctive de sa mère.
— Je ne peux pas rester plus d’une heure, commença Cadfael, quand l’enfant fut redescendu pour s’amuser avec son nouveau jouet. Je dois être de retour pour complies, et presque tout de suite après il y aura matines, et on restera debout toute la nuit jusqu’à prime et la messe de l’aube.
— Profitez donc de cette heure pour vous reposer et partager mon repas ; restez jusqu’à ce que Constance me ramène mon démon de fils pour que je le mette au ht. Vous savez ce qu’il dit de cette maison sans Hugh ? murmura Aline, avec un sourire indulgent à l’adresse de son rejeton. Mais c’est Hugh qui lui a soufflé l’idée. Il prétend que c’est lui l’homme de la maison à présent, et il demande combien de temps durera l’absence de son père. Il est trop fier de son rôle pour que Hugh lui manque. Sa Seigneurie est ravie de remplacer son papa.
— Son nez s’allongerait sérieusement si vous lui expliquiez qu’il y en aura pour plus de trois ou quatre jours, objecta Cadfael, sagace. Dites-lui qu’il ne rentrera pas avant une semaine et il éclatera en sanglots. Mais trois jours ? Je lui crois assez d’orgueil pour tenir jusque-là.
A ce moment précis, l’enfant n’avait pas de temps à perdre pour jouer dignement au seigneur du logis ou au protecteur responsable de tout, en l’absence de son père : il était bien trop occupé à lancer son nouveau coursier à travers l’immense plaine des tapis de la grande salle, au cœur d’une aventure héroïque avec un cavalier imaginaire. Cela laissa toute latitude à Cadfael pour rester tranquillement assis près d’Aline, partager avec elle la viande et le vin, penser à Hugh et parler de lui, de la façon dont il serait reçu à Canterbury, de son avenir aussi qui se jouait en ce moment.
— Il a plus que loyalement servi Etienne, déclare Cadfael, et notre souverain n’est pas un imbécile, il en a trop vu retourner leur cotte, puis changer de nouveau quand le vent tournait. Il saura apprécier quelqu’un qui lui a toujours été fidèle.
Quand il jeta un coup d’œil au sable écoulé dans le sablier et qu’il se leva pour prendre congé, il passa de la grande salle à l’éclat brillant du givre ; la voûte étoilée était maintenant trois fois plus vaste que quand il était arrivé, et elle avait la fragilité du cristal. C’était le premier grand froid de la saison. En redescendant prudemment la Wyle et en sortant par la porte de la ville, il pensait à l’hiver très dur qu’ils avaient eu deux ans auparavant, au moment de la naissance de l’enfant ; il espéra que, cette fois, il n’y aurait pas de congères avec des vents violents pour les disperser en tous sens. Cette nuit, veille de la Nativité, la paix régnait sur la ville, parfaitement calme et silencieuse, sans un souffle pour adoucir la morsure du froid. Même les rares hommes qui étaient dehors semblaient se déplacer sans bruit, presque furtivement, comme s’ils craignaient de rompre l’enchantement.
A la suite de la petite pluie de tout à l’heure, il y avait sur le pont comme une pellicule d’argent. Le fleuve coulait, sombre et calme, mais le courant était trop fort pour que le gel puisse y poser sa griffe. Quelques voix souhaitèrent une bonne nuit à Cadfael quand il passa. Parmi les ornières de la Première Enceinte, il commença à presser le pas, craignant de s’être attardé trop longtemps. Les arbres, qui protégeaient tout au long le bord de la Gaye, se dessinaient à main gauche telle la fourrure sombre du pelage hivernal de la terre, tandis qu’à main droite le pâle miroir horizontal de l’étang du moulin se déployait, au-delà des six petites maisons d’accueil de l’abbaye, disposées par trois de part et d’autre de l’eau, desservies chacune par un petit sentier qui bifurquait à partir de la route. Derrière se mêlaient l’argent et la nuit, et devant il vit la lueur dorée d’une torche briller près de la loge du portier.
A une vingtaine de pas de l’entrée, il aperçut rapidement une haute silhouette noire qui se dirigeait vers lui à grands pas vifs et emportés. La lumière oblique du flambeau la sortit momentanément de l’ombre lors de son passage rapide, l’obscurité la reprit quand elle croisa Cadfael sans s’arrêter ni tourner la tête. Son grand bâton sonnait sur les ornières gelées, son manteau noir volait au vent, la tête et les épaules se penchaient avec une sorte d’avidité. Le long visage ovale était pâle et tendu, et pendant un bref instant, à la lueur vagabonde de la porte ouverte de la maison la plus proche, deux étincelles écarlates brillèrent dans les trous noirs de ses orbites.
Cadfael le salua, mais l’homme n’entendit pas ou ne voulut pas entendre. Il poursuivit son chemin en trombe. Seul le père Ailnoth rompait par sa brusquerie le calme de la nuit avant de se perdre dans l’obscurité, telle une furie vengeresse, songea Cadfael plus tard, ou un corbeau chargé de nettoyer la Première Enceinte, de chasser les petits péchés véniels et de jeter les pécheurs dans la géhenne.
A l’église Saint-Chad, Ralph Giffard s’agenouilla avec la satisfaction d’avoir fait tout son devoir sans trop de dégâts. Sa loyauté à la cause de son seigneur, FitzAlan, et à celle de l’impératrice Mathilde lui avait valu de perdre un manoir et il avait fallu redoubler de prudence, de discrétion pour conserver les biens qui lui restaient. Maintenant, une seule cause importait à ses yeux : transmettre à son fils un héritage intact. Pour sa part, jamais sa vie n’avait été en danger. Mais il avait vieilli et n’envisageait pas de quitter le pays pour la Normandie ou l’Anjou, ou d’aller se battre du côté de Gloucester. Mieux valait se tenir tranquille et oublier celle qu’il avait servie autrefois. Ainsi assurerait-il l’avenir du jeune Ralph qui tenait en ce moment à la maison le rôle de petit seigneur. Peu importait lequel des deux prétendants à la couronne remporterait la victoire.
Ralph souhaitait la paix à tous les hommes de bonne volonté, à commencer par Ralph Giffard.
Benoît se glissa dans l’église abbatiale par la porte de la paroisse et se dirigea à pas de loup vers un endroit d’où on pouvait distinguer le chœur et voir les moines dans leurs stalles faiblement éclairées par la lueur jaune des cierges et le rougeoiement des lampes d’autel. L’écho étouffé, mélodique des psaumes se propageait doucement dans la nef. A cet endroit, la lumière était rare et tous les laïcs emmitouflés de la Première Enceinte, que la pénombre privait de visage, s’agitèrent puis se relevèrent avant de s’agenouiller de nouveau. Il s’écoulerait encore un moment avant le début de matines quand sonnerait minuit, avant qu’on célèbre Dieu qui s’était fait homme, l’enfant miraculeux, né d’une vierge. Pourquoi l’Esprit-Saint n’engendrerait-il pas, comme le feu donne naissance au feu et la lumière à la lumière, l’instrument nécessaire de la chair qui ne serait rien de plus que le principe permettant à sa substance de fournir chaleur et illumination ? Celui qui s’interroge s’est déjà refusé le droit d’avoir une réponse. Benoît, quant à lui, ne remettait rien en question. Aussi pressé qu’excité, voire enthousiaste, il respirait fort car il adorait vivre dangereusement. Mais une fois à l’intérieur, dans cette obscurité à la fois déserte et pleine de monde, il se laissa gagner par la ferveur, comme l’enfant qu’il ne cesserait jamais complètement d’être. Il se trouva un pilier, pour s’y appuyer plutôt que pour se cacher derrière, posa la main sur la pierre froide et attendit, l’oreille aux aguets. Les voix à l’unisson, même si elles manquaient d’ampleur, se répandirent sous la voûte entière. Réchauffées par la musique, les pierres du haut renvoyèrent son écho lumineux aux pierres du bas.
Benoît aperçut frère Cadfael dans sa stalle et se déplaça un peu pour mieux le voir. Peut-être avait-il choisi cet endroit uniquement pour avoir dans son champ de vision la personne la plus proche de lui en ces lieux, un homme déjà impliqué, qui lui était déjà acquis, et tout cela sans qu’aucun d’eux n’ait eu l’intention de troubler la sérénité de l’autre. « Encore un peu de patience, songea Benoît, et vous serez débarrassés de moi. Est-ce que vous regretterez, de temps en temps, de ne pas avoir de mes nouvelles ? » Et il se demanda s’il ne devrait pas dire quelque chose clairement, qui ne sombrerait pas dans l’oubli, pendant qu’il en était encore temps ?
— Il n’est pas venu ? lui souffla une voix feutrée, juste assez forte pour éviter que le murmure porte.
Benoît tourna la tête, très lentement, sous le charme, inquiet. Ce ne pouvait pas être la même personne, qu’il n’avait entendue qu’une fois et juste un instant, mais rendait encore tout son être sensible comme les cordes d’une harpe. C’était elle, pourtant, presque appuyée à son épaule droite, elle, unique, inoubliable. Un reflet pâle, lumineux, mit ses traits en relief, sous l’ombre du capuchon, son grand front, ses yeux très écartés, d’un bleu intense.
— Non, reprit-elle, il n’est pas venu ! S’étant répondu à elle-même, elle poussa un profond soupir.
— Oh ! je m’y attendais ! Ne bougez pas, ne vous tournez pas vers moi.
Il obtempéra et regarda de nouveau vers l’autel paroissial. Quand elle se pencha, sa respiration légère lui effleura la joue.
— Vous ne savez pas qui je suis, mais moi je vous connais.
— Moi aussi, je vous connais, chuchota Benoît, sur le même ton très bas.
Rien de plus, et même cela fut prononcé comme dans un rêve.
Pendant un moment, elle se tut, puis :
— C’est frère Cadfael qui vous a dit ?
— Je lui ai demandé...
Il y eut de nouveau un silence, où se devina un sourire discret comme si ses paroles n’avaient eu d’autre effet que de lui plaire, voire même de la détourner un moment de la raison qui l’avait poussée à venir près de lui.
— Je sais aussi qui vous êtes. Si Giffard a peur, moi pas. S’il refuse de vous aider, je suis là. Quand peut-on se parler ?
— Maintenant ! dit-il, soudain bien réveillé, sautant avec enthousiasme sur une occasion qu’il n’aurait jamais osé espérer. Après matines, il y a des gens qui partiront. Pourquoi pas nous ? Tous les moines resteront là jusqu’à l’aube. Ça ne peut pas tomber mieux.
Il sentit sa chaleur derrière lui et sut qu’elle tremblait doucement, ne tenant plus en place, d’un rire silencieux.
— Où cela ?
— A l’atelier de frère Cadfael.
Il ne connaissait pas de meilleur endroit pour être seul, puisque l’occupant légitime veillerait dans l’église jusqu’au petit matin. Le feu avait été recouvert de terre pour brûler lentement toute la nuit ; il pourrait le raviver sans difficulté pour qu’elle ne prenne pas froid. Bien évidemment, il était hors de question de profiter de la loyauté et de l’engagement de cette frêle jeune fille pour la mettre tant soit peu en danger, mais au moins aurait-il la chance de lui parler seul à seule, de contempler à loisir son visage grave, ardent, de partager avec elle la confiance que se portent deux alliés. Il se rappellerait ce moment sa vie durant, si jamais il ne la revoyait plus.
— Prenez la porte sud, traversez le cloître. Il n’y aura personne pour nous voir cette nuit.
Il sentit son souffle doux et tiède quand elle lui glissa à l’oreille :
— Est-il indispensable d’attendre ? Je peux très bien me glisser dans le porche maintenant. L’office de matines n’en finira pas ce soir. Vous me suivez ?
Elle était partie sans attendre la réponse, foulant d’un pas silencieux et respectueux les dalles de la nef ; elle s’arrêta quelques instants là où chacun put la voir poser un regard déférent vers l’autel principal, au-delà même des chants qui montaient du chœur, au cas où un fidèle prendrait note de ses mouvements. A ce moment, il l’aurait suivie jusqu’au bout du monde si elle le lui avait demandé. Son attente, pendant les minutes interminables où elle resta plantée là, avant de trouver le moment favorable pour s’éclipser dans la pénombre du porche sud, lui parut douloureuse. Quand il lui emboîta le pas, avec une grande prudence, il gagna l’abri de la porte close avec un immense soupir de soulagement pour la trouver qui l’attendait, la main posée sur la lourde serrure, adossée, immobile, au portail. C’est là qu’ils attendirent, tout proches, frémissants, la première antienne jubilatoire de matines et la réponse triomphant en contre-chant :
— Le Christ nous est né !
— Venez, adorons-le !
Benoît posa sa main sur celle de la jeune fille et il souleva doucement le loquet dès que le cantique commença. A l’extérieur, l’obscurité était aussi profonde qu’à l’intérieur. Qui allait prêter la moindre attention à deux jeunes gens qui filaient par l’entrebâillement de la porte pour affronter le froid du dehors, laissant le loquet revenir sans bruit à sa place ? Il n’y avait personne dans le cloître ni dans la grande cour quand ils la traversèrent. Est-ce Benoît qui chercha la main de Sanan ou le contraire ? Toujours est-il qu’ils tournèrent le coin de l’épaisse haie de buis main dans la main ; là ils ralentirent l’allure, haletant et souriant, les doigts toujours enlacés, leur souffle produisait une légère vapeur argentée. La grande nef inversée du ciel, d’un bleu soutenu presque noir, que les étoiles rendaient étincelante, déversait sur eux une gangue de froid dont ils ne se rendaient pas compte.
La cabane en bois de Cadfael, solide et trapue dans l’abri de son enclos, ne perdait jamais complètement sa chaleur. Benoît referma doucement la porte derrière eux et farfouilla le long de la petite étagère qu’il en était venu à connaître presque aussi bien que Cadfael pour trouver la boîte d’amadou et la lampe qui ne demandaient qu’à servir. Il lui fallut s’y reprendre à deux ou trois fois avant que le tissu charbonneux ne se laissât séduire par une étincelle et ne se mît à rougeoyer sous le souffle précautionneux du garçon. La mèche de la lampe donna un petit éclat hésitant qui se changea en une flamme résolue, haute et droite. Le soufflet de cuir était posé près du brasero ; il lui suffit d’écarter une ou deux mottes de terre, de se servir de l’instrument pendant une minute et le charbon de bois se mit à briller, avant de donner une bonne chaleur grâce à une brassée de petites branches.
— Il saura que quelqu’un est venu, constata la jeune fille d’une voix très calme.
— Il saura que j’étais là, rectifia Benoît, sautant vivement sur ses pieds, et à la lueur du feu son jeune visage devint brun comme en plein été. Je doute qu’il en parle. Mais il se demandera sans doute pourquoi et avec qui !
— Vous avez amené d’autres femmes ici ? voulut-elle savoir, la tête penchée sur le côté, le défiant, soudain mécontente.
— Jamais ! C’est la première et la dernière fois. A moins que vous ne m’accordiez la grâce d’une seconde visite, déclara-t-il, la dévorant des yeux avec une solennité pleine de feu.
Un nœud de résine nouvellement jeté au brasero s’enflamma avec un sifflement, interposant brièvement entre eux une vive flamme blanche. De part et d’autre de cette lueur, deux jeunes visages émergèrent de l’ombre, éclairés par-dessous, la bouche entrouverte, les yeux remplis d’un étonnement grave. Comme dans un miroir, ils se perdaient chacun dans le regard de l’autre, parfaitement assortis, sans pouvoir se détourner de l’image de l’amour, à laquelle ils s’attendaient si peu.